Redécouvrir l'art Africain. (par Djimé Diakité; 25-05-2018)
Dans les années 1960, les observateurs de l’art africain avaient prédit sa mort certaine parce que les artistes africains n’arrivaient plus à rééditer des créations dans l’envergure des œuvres du vieil art nègre. Au XXIème siècle, cette mort annoncée de l’art africain n’est pas tout à fait effective dans la mesure où sa renaissance, autrefois confrontée aux phénomènes adverses de la léthargie et la stagnation consécutifs à l’intermède de la période coloniale, continue d’être en prises avec les fléaux de l’assimilation, du déracinement et de l’aliénation. Au fond, c’est l’entrée extrêmement intransigeante en la matière de l’art africain qui fait que ni le toubab ni l’Africain nouveau n’arrive pas à accéder pleinement à son esthétique.
Même si l’artiste africain naît en baignant dans les formes traditionnelles et folkloriques de l’art africain, l’enseignement actuel de l’art à l’école axé sur l’art des toubabs ne lui permet pas de saisir les principes de son esthétique afin de s’exprimer avec ses codes. Dans ce cas il y a le handicap de l’aliénation qui fait partie des inconvénients qui empêchent bon nombre de ceux qu’on considère comme de grands artistes africains à revisiter l’art africain dès leur début de carrière. Tant qu’il n’y a pas chez l’artiste une prise de conscience de ne pas tenter l’approche de l’art africain en employant les critères qu’il connaît de l’art des toubabs, il s’aventure dans une démarche absurde, insensée. Il ne faut pas confondre l'art africaniste et l'art africain. Lors du colonialisme, l'artiste "africaniste" peignait des scènes africaines dans la vision toubab et avec le langage artistique toubab. Aujourd’hui encore, l'élite assimilée africaine maintient les artistes africains sous l'emprise de cette extraversion artistique ; et cela à travers les commandes faites aux artistes, le choix des lauréats en vue de l’attribution des trophées, les tendances du marché, les faveurs des critiques dans les media, l’enseignement de l’art.
Dans cette méprise, beaucoup oublient, ou bien ne savent pas que l’art, philosophiquement parlant, est un facteur de la conscience humaine et qu’à cet égard, pour le pratiquer à bon escient, « il faut être absolument soi-même » ; ce qu’il faut comprendre ici non pas dans le sens d’être subjectiviste ou individualiste, mais dans le sens d’être conforme à sa propre identité culturelle, son propre destin, ses propres idéaux, valeurs, repères, etc. Et tant qu’il y a des diversités multiculturelles, et que l’art reste un facteur de l’âme sociale, il ne peut pas y avoir question d’un unique art contemporain universel. A moins que ce ne soit, comme actuellement, le cas d’une imposition par la force des spéculations du marché ; ce qui est un domaine en dehors du véritable champ artistique. L’aberration actuelle à ce sujet est désormais mise au compte de l’esclavage mental d’une culture dominante sur des sensibilités différentes mais marginalisées.
Il y a des auteurs qui trompent les Africains en disant qu’il y a plusieurs Afriques et que , de ce fait, il y a aussi plusieurs arts africains. La diversité des peuples africains est une apparence très trompeuse, dans la mesure où ils participent ensemble à une seule et même civilisation. En tous les cas, l’approche de l’art en Afrique revient au même processus qui consiste à « imiter et répéter les créations de la nature vues çà et là ». Malgré son apparence parcellaire, fragmentaire ou répandu dans les diverses traditions orales, il s’agit d’une seule et même forme ou processus de la créativité artistique quels que soient les genres (musique, chant, danse, sculpture), les époques, les sensibilités. Partout en Afrique, il y a des rites d’initiation qui enseignent les conceptions en matière d’art : en pays bambara par exemple, les rites tyiwara, komo et kônô révèlent beaucoup de mythologies relatives aux principes de la créativité artistique. Puisque l’art sert à traverser l’expérience pratique, beaucoup de préceptes esthétiques se rencontrent dans les proverbes et les dictons du folklore populaires. Très souvent dans les différentes bibliographies ces principes artistiques se retrouvent sous le vocable d’« esthétique des esprits ».
Par ailleurs, le caractère animiste, parfois vitaliste des croyances ou de la vision africaine de la réalité, précisent l’objet spécifique de l’art en tant que « la manipulation et la mise en œuvre de la force vitale omniprésente et impersonnelle ». Au-delà de sa différence fondamentale avec la conception toubab de l’art, cette particularité occasionne diverses conséquences dans l’entendement de l’art africain ; à savoir : le bannissement de l’ego des personnes parce qu’elle est dépourvue de vitalités transcendantes, litige du statut d’auteur entre l’artiste et l’esprit, la démarche conceptuelle ou expressive de l’œuvre d’art passant par des archétypes baroques chargés de forces et de sens, la vocation de l’art « messager ou serviteur de l’être », etc.
En se référant aux principes de l’esthétique des Beaux-arts, on ne peut pas réaliser une création de label africain parce que « l’esthétique des esprits » est celle qui est prescrite ou dévolue à cela. Il y a beaucoup de proverbes africains qui préviennent clairement de ne pas se référer au Beau, mais de préférer le « dan-nbe ». D’ailleurs, à travers leurs chansons, les donso du Mali disent que « l’esthétique des esprits » n’est pas de la même sorte que l’expression des sentiments humains : « jina ko ni môkô ko tè kelen ye ». Au fond cela signifie que le substrat esthétique africain n’est pas le même que celui des toubabs qui est surtout une esthétique émotionnelle et sentimentale. Pareillement, lorsqu’on se rend à une séance chez le féticheur africain, l’enjeu qui prévaut est « ka mako dilan » ; c’est-à-dire, faire preuve d’efficacité. A cet effet, dans la démarche créative de l’objet d’art africain, l’inspiration passe par dénicher un archétype nécessairement baroque ou fétiche permettant de mettre de la force vitale dans l’œuvre. Cette démarche artistique, en quête de performances et de pragmatisme, n’a rien à voir avec le rapport à l’époque historique ni avec l’ego personnel de l’artiste.
L’ego personnel des gens n’inspire pas cette vision de l’art puisque l’être humain est comme un esclave ou un naufragé, dénué de pouvoir et d’initiative propre : « se tè jôn ye, dabali tè an ye ». Les observateurs de l’art africain résument cela en disant que « l’individu n’existe pas en Afrique ». Un autre particularisme difficilement compris par ceux qui sont obnubilés par les façons d’être et de penser des toubabs est le rapport au temps : on dit même « l’art africain éternel » parce qu’il se réitère, toujours réactualisé, d’après le même processus et les mêmes principes. Ce n’est pas la même chose en Europe où chaque époque amène son nouvel art qui contredit et disqualifie les thèses de celui qui l’a précédé. D’ailleurs, le concept « art africain contemporain » tient du pléonasme parce le mot contemporain qui lui est ainsi accolé y est déjà implicite ; et le fait de le mentionner procède d’une répétition superflue. Les qualificatifs « intemporel, atemporel » sont souvent évoqués par les différents auteurs pour argumenter la permanence des schémas formels conventionnels à travers les époques de l’histoire.
Les vols et les pillages des objets d’art ont longtemps été les préoccupations des musées africains. Pareillement à cela, il y a des natifs africains qui ont perpétrés des parodies et des plagiats des savoirs laissés en héritage dans la tradition orale. Kwamé Nkrumah s’est approprié des proverbes et dictons des terroirs africains qui sont pléthoriques à propos de « Africa must unite ». Amadou Hampaté Bâh a transformé un dicton malinké en substituant le mot « arbre » par « bibliothèque » pour qu’on lui attribue la paternité de « Quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Les sagesses de la tradition orale au sujet du « yèrè-dôn » ont été traduites en « négritude » par Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. C’est à la suite de cela que l’enseignement scolaire inculque dans la tête des Africains une mauvaise interprétation du concept « art utile, art messager de l’être » en les traduisant en termes d’ « art engagé, partisan ou militant ». Cette équivoque a pour conséquences de semer le trouble dans les mentalités des Africains aux sujets de la vision et de la démarche de leur art, qu’il faut distinguer de celles d’une activité politique.
Le leitmotiv « art africain messager ou serviteur de l’être » ne signifie pas qu’il est porteur de message politique ou de parole militante ; mais ça veut dire que « l’art doit aider à vivre ». A travers les rites d’initiations, il y a des mythologies africaines qui présentent l’art en tant que moyen pour l’être humain de réhabiliter ses conditions de vie quelles qu’elles soient ; c’est-à-dire, un instrument dont la personne peut se servir pour vivre sa vie du mieux qu’elle peut. Et c’est dans ce dessein que les esprits, les génies, les héros civilisateurs, les patriarches africains l’ont apporté aux peuples. Dans cette idée, l’art est non seulement un outil susceptible de présentifier (ou d’incarner) une poétique iconographique, mais aussi c’est une résolution esthétique servant d’échappatoire, de salvation ou de rédemption de l’âme. En effet, les ressources de « l’esthétique des esprits » sont latentes dans le folklore populaire à titre de compétences pour le sursaut des personnes dans leurs traversées de la vie. On peut aisément se rendre compte de l’existence d’une dimension mystique de ces préceptes esthétiques à travers la façon africaine de définir le phénomène de l’art en tant qu’ « une ressource prodigieuse au moyen de laquelle l’être humain peut intervenir dans l’édifice du monde en vue de modifier les forces du réel en faveur de ses aspirations ». D’ailleurs, les arts rituels africains, qui sont abondants de sciences occultes et de pratiques mystiques, trouvent désormais leur argumentation théorique à la lumière de l’art de la performance.
Paradoxalement dans l’Afrique actuelle, il y a des artistes qui proclament que leur art n’est pas africain ; Ils ont adopté la façon occidentale de faire de l’art à cause de leur penchant obnubilé de s’assimiler au toubab. Au lieu de se servir convenablement de leur art pour se réapproprier leur africanité ils s’en servent pour donner libre cours à leur identité extravertie. Pourtant, avec leur art forcément ni toubab ni africain, ces artistes ne peuvent pas trouver de la visibilité sur la scène artistique internationale s’ils ne s’efforcent pas d’apparaître à l’occasion des évènements prévues pour la promotion de l’art africain. Leur capacité de nuisance est d’autant plus pernicieuse si, par mégarde, un trophée en la circonstance venait à leur être attribué ; ce qui incitera aussi d’autres africains à dénaturer leur art, propageant ainsi le fléau du déracinement culturel de nos peuples.
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