farafina korofo - made in Africa

farafina korofo - made in Africa

Les principes de l'art négro-africain.

Les principes de l’art négro-africain par  Djimé Diakité 27-02-2015

 

  • Cet article est un extrait du manuscrit « les racines noires » que l’auteur cherche à faire éditer depuis longtemps. A défaut de ressource financière pour la parution du livre, il a rédigé ce condensé dans l’urgence de délivrer l’art africain de l’ignorance qui l’étouffe.

 

Sommaire : - Introduction……………………………………..1

                 - Approche de l’art africain…………………..2

                 - Définition de l’art africain……………………3

                 - Substrat esthétique négro-africain……...5

                 - Alchimie du langage artistique…………….8

                 - façon de la composition africaine.......12

 

De nos jours, vouloir transmettre les observations sur l’art et l’esthétique négro-africaine,  amène désormais à signaler en même temps les divergences des opinions contraires, afin de laisser à chacun la liberté de se rendre à l’évidence. Tout au long de ce récit des arcanes de cette créativité, ces divergences seront signalées au titre des tergiversations et des controverses, car ce sont de telles polémiques stériles qui empêchent les néophytes et les novices de comprendre les véritables logiques des idées authentiques, et même de se rendre compte des enjeux actuels des cultures africaines. La première de ces genres de tergiversations est celle de l’art africain pluriel ; en ce sens que certains auteurs soutiennent la thèse qu’il n’y a pas un seul art mais plusieurs arts africains. Cette erreur provient d’une vision étriquée qui n’aperçoit pas les généralités reconstituant le fondement d’un seul et unique art négro-africain qui, de surcroît s’affirme éternel au gré de l’histoire. Dès lors, il faut ajouter qu’un atout spécifique de l’art africain éternel réside dans sa nature d’art vivant allant de paire avec ses dimensions essentiellement savantes, spirituelles et mystiques.

L’art vivant africain est le processus d’un pragmatisme qui reconstruit la personne en permanence et qui évolue tout le temps. Le qualificatif autodidacte n’a pas de sens dans ce contexte où se justifient pleinement les axiomes bamanan : « dô naa dô dôn dô t’o dôn ; don o don tulo bè taa kalanso »(le savoir dominé par un maître demeure méconnu d’un autre ; l’oreille va à l’école chaque jour). Tel est le cadre d’un art non institutionnalisé, parfois anonyme, demeurant encore dans le statut d’ « art sans marché » si cher aux esprits  qui seraient à l’origine de son esthétique. Tandis que l’art occidental change à chaque époque d’après ses diverses tendances qui se succèdent en se contredisant, en matière d’art africain éternel, le même processus( ou approche) se réitère pour chaque époque, de telle sorte qu’il n’y a ni art nouveau ni ancien ; et le renouveau, lorsqu’il doit s’opérer nécessairement, a tendance à se réaliser suivant une africanisation à titre de récupération syncrétique, soit une sorte de processus de phagocytose de la nouveauté. A cause de telles dispositions socioculturelles, la modernisation a été un faux problème, qui ne s’imposait même pas à l’art africain puisqu’il se révéla essentiellement plus moderne lorsqu’il apparaissait à l’art occidental.

Au moment de lever le voile sur les principes de la créativité africaine, il faut rappeler un refrain de ‘’Redemption song’’ de Bob Marley : « Emancipate yourself from mental slavery » ; parce que beaucoup de personnes oublient souvent que le phénomène de l’art est une forme de la conscience sociale. En matière de philosophie, cela veut dire qu’il est relatif à notre façon de voir, comprendre le monde ; qu’il constitue le mode d’expression de nos cultures, qu’il participe aux acquis de notre histoire et notre civilisation. Bref, l’art africain est le moyen d’expression des valeurs profondes de l’âme noire, tout comme les langues des peuples africains. Au regard des problèmes dus à la négligence des langues vernaculaires africaines, chacun comprendra que l’art aussi est un facteur socioculturel précieux qui permet de rester absolument fidèle à notre identité culturelle, voire notre propre destin. La véritable histoire de l’Afrique, à l’instar de celle de toute l’humanité, est celle d’une conscientisation progressive ; par conséquent, la première tâche d’analyse globale de notre humanité est une mission historique de mémoire. Si l’on ne choisi pas de vivre dans l’inconscience et l’aliénation, il est impensable de vivre sans mémoire, ou pire d’exister avec la mémoire d’autrui. Et il est davantage malheureux de méconnaître sa propre entité culturelle, d’ignorer les véritables mécanismes de sa propre façon d’être. D’après la doctrine parnassienne de « l’art pour l’art » et les conceptions esthétiques du dada, du nihilisme, l’art toubab représente la quête d’une beauté vague, stérile, inefficace ; on est donc en droit de présumer que les tentatives contemporaines africaines d’assimiler, de mimer de telles pratiques ramènent un déclin, du moins une dévalorisation ou un recul du niveau traditionnel déjà acquis par l’esthétique négro-africaine.

L’approche de la créativité artistique africaine : complexes, diverses, les interprétations du processus de l’art africain s’appuient toutes sur une même notion essentielle, celle de force vitale, ‘’nyama’’ chez les Bambaras, Dogons, Malinkés, Sénoufos, etc. Cette force unique, impersonnelle, dont le Dieu créateur est la source, imprègne tout l’univers. Maa Ngala est cette puissance mystérieuse qui a créé l’être humain à son image. Il se manifeste en chacun de nous par notre expérience et notre conscience des choses. L’être humain, pour sa subsistance et son confort, a porté son regard vers les secrets mystérieux de l’univers pour emprunter le pouvoir-être lui permettant d’assumer sa condition humaine et de s’inscrire dans l’ordre du monde.

L’art visuel, qui a pour principe « l’œil ou la fenêtre ouverte sur le monde » n’est pas l’approche de l’art africain, qui consiste à imiter, répéter l’œuvre divine inspirée çà et là par la nature et la vie. A l’instar du Créateur absolu qui a généré les arbres, les collines, les eaux, les animaux, les humains, l’art africain est devenu figuratif, mais dans la forme d’un réalisme constructiviste. A cet égard, un dicton populaire dit : « dukukoloba e ko i ye subaka ye, jaka kôma tiki yèrè bè dôoni dôn » (Si la mère-terre se targue des exploits d’être une sorcière, le chantre du kôma aussi n’est pas en reste). Tandis que la représentation est le processus iconographique qui prévaut dans l’art occidental, la présentification, soit un processus de réincarnation est en vigueur dans l’art africain ; qui cherche de cette façon à manifester le dynamisme des puissances vitales. A travers toute l’Afrique, domine un double motif conduisant à un double sujet fondamental de l’art : c’est à partir de la notion de personne (en tant qu’être ou corps de quelqu’un) et de celle de vitalisme que semblent s’être élaborées et diversifiées les cultures. Comme l’a montré Emile Durkheim, la conscience du corps est à l’origine de la notion de personne. L’art africain n’est pas un art fantastique ni un art de l’imaginaire. C’est le corps humain qui en est le support, c’est la valeur éminente attachée à l’existence physique qui lui donne sa solidité et sa force contenue.

Une création artistique africaine est un objet de pouvoir servant de miroir des archétypes, des paradigmes sociaux, des mythes de la communauté ; et parfois ce sont des insignes du label des collectivités. Exceptées les équivoques, en aucun cas les objets d’art africain ne devraient être proscrits dans aucune religion ; puisqu’ils ont pour but « ka mako dilan, ka bila sira, ka tolon kè », c’est-à-dire, aider à subsister dans la condition humaine. De grands intellectuels africains comme Amadou Hampaté Bâ, Cheick Anta Diop ont soutenu qu’il n’ya pas d’idoles en Afrique noire. Les idolâtries dénoncées à travers les prêcheries religieuses ne concernent pas l’Afrique noire mais l’Egypte pharaonique, la Grèce, L’Inde, etc. Etant voué à exprimer les valeurs profondes de l’âme noire, l’art africain a pour but de réaffirmer la permanence de l’être, ses préoccupations essentielles, et d’actualiser le système mythique auquel doit se conformer la vie terrestre. Il s’agit d’une incessante tentative d’exprimer à la fois la totalité et la variété de l’univers vital.

Le Négro-africain évolue dans un monde balisé de signes à interpréter, un univers animiste/vitaliste truffé de forces avec lesquelles il doit composer. Les philosophies connues de l’Afrique traditionnelle ont en commun d’être dynamistes. Elles se représentent le monde non comme une entité stable, figée dans l’être, mais un devenir en perpétuel évolution. Se représenter l’univers comme un ensemble de forces en constant mouvement est en parfaite continuité avec l’expérience existentielle des Africains de la période traditionnelle. A travers les représentations relatives avec cet état d’âme, les activités humaines pour produire des résultats doivent s’harmoniser avec l’environnement, s’y associer et non s’y opposer. Pour le chasseur, après avoir tué par nécessité l’éléphant dont la viande nourrira son groupe, il faut se purifier et obtenir le pardon de l’esprit de l’animal. Et le sculpteur ne doit abattre l’arbre qu’après des rites, qui compenseront le désordre qu’il va susciter dans la forêt. Dans cette perspective, l’être humain se situe dans le monde non pas en s’affirmant contre ce qui n’est pas lui-même et ses œuvres, mais en se percevant comme une part de la nature, en continuité avec elle. La nature étant considérée comme vivante et animée de forces, tout acte la perturbant doit être accompagnée d’une compensation rituelle destinée à remédier, à réparer et à sauvegarder son équilibre sacré. Dans cette vaste unité cosmique, toutes les choses sont en relation et sont solidaires entre elles. Le monde est conçu comme un tout dans lequel toutes les choses sont en relation étroite et réagissent les unes sur les autres. Tout est lié, tout retentit sur tout. Chaque intervention humaine constitue une interférence qui ébranle les forces de la vie et entraîne une chaîne de conséquences dont l’être humain subit les contrecoups. Le comportement humain envers soi-même et vis-à-vis de l’entourage (minéral, végétal, animal, culturel et sociétal) est l’objet d’une règlementation rituelle très détaillée, dont la forme varie selon les terroirs et les groupes sociaux. D’où l’émergence d’un cadre plus ou moins superstitieux qui considère que la violation des lois sacrées engendre une perturbation de l’équilibre des forces dont le résultat déclenche toute une série de désordres collatéraux.

La définition de l’art africain : le dilettantisme est fréquent dans l’art occidental parce qu’il est englué dans l’indéterminisme au sujet de sa matière propre. Au contraire, la force vitale réversible se précise comme l’agent actif de la créativité africaine. Raison pour laquelle l’art africain se définit comme le déclenchement et la mise en œuvre des puissances vitales. Partout en Afrique se trouve la mystique animiste de la force vitale que le Dieu détient en ultime ressort. Il a créé en une fois toutes les énergies, toutes les forces en diversifiant infiniment leurs pouvoirs. Et très équitable, il a donné à toutes les créatures (choses, plantes, animaux, humains) une âme et un destin. La vie dans le monde est un échange perpétuel de forces, voulu par Dieu et prévu par lui. L’être humain est libre et en même temps prisonnier, puisque c’est Dieu qui régit tout ici-bas. C’est lui qui trace la voie du destin que chacun doit suivre. Mais grâce aux paroles rituelles et aux pratiques culturelles, l’être humain peut intervenir dans l’édifice de l’Être-force en sollicitant un déplacement des rapports de forces en sa faveur. C’est pourquoi le monde est à la fois fini et inachevé, ou imparfait. Maa Ngala, en créant notre terre y a laissé des choses inabouties afin que Maa, l’être humain, les complète ou les modifie en vue de remodeler la nature dans le sens qui lui convient. C’est ainsi que l’artiste traditionnel, imitant Maa Ngala, « répétant » par ses gestes la prime création, accomplissait une performance ‘’baara’’ ; en bamanan, élaboration d’une démarche créative ou d’un système productif, soit une fonction sacrée (d’art total) mettant en jeu les impératifs ontologiques de l’intervention humaine et l’engageant dans tout son être. Dans le sacerdoce de son office, il participait alors au mystère renouvelé de la création.

La tradition bambara du kôma enseigne que ‘’fôli’’, l’expressivité artistique, est une force fondamentale et qu’elle émane de Dieu lui-même. Elle est l’instrument de la création : « Ce que Maa Ngala dit, c’est ! » (Ni Maa Ngala ko mun, o ye !) proclame le chantre de l’esprit kôma. Tout cela annonce le principe de l’art d’assaut, qui est la modalité de prédilection du génie créatif africain. Avec le souci d’être plus explicite, on retrouve ce mode de créativité dans l’art occidental comme étant la façon de procéder des créatifs nantis d’une virtuosité prodigieuse, parce qu’elle correspond à l’intention la plus radicale adaptée à un acte créatif ; c’est-à-dire la manière d’accomplir tout le mode opératoire d’une démarche artistique « à la prima, en une seule session ». Autrement dit, il s’agit d’une discipline procédurale hors du commun, qui consiste à réaliser l’intervention artistique en un temps record, d’un seul tenant, en une seule étape, en une seule fois ; ce qui revient à brûler des étapes, ou bien à débuter l’épreuve de performance par l’étape de sa finition. En fin de compte, l’enjeu de cet art est une combinaison de l’action directe avec le doigté miraculeux de l’auteur.

A l’ère de la modernité, deux sortes d’anonymats ont été signalées au sujet de l’attribution de la paternité des créations et des nomenclatures usitées dans l’appellation de l’activité artistique. Si le premier constat est relatif au statut évincé de l’artiste dans le contexte de l’esthétique des esprits, le deuxième constat a trouvé sa résolution dans la conception bambara « seko ni kodôn ani dônko » de l’art africain. Ce mot d’emprunt n’est pas anodin, puisqu’il fait recours aux éléments constitutifs du phénomène de l’art pour le désigner. D’après la tradition mystique, l’être humain symbiose de toutes les choses, a reçut en héritage une partie de la puissance créatrice divine : le don de l’esprit et de la parole. Cette prérogative investi l’être humain de la lourde responsabilité de maintenir l’ordre et l’harmonie de l’univers. Maa Ngala a déposé en l’humain les trois potentialités du pouvoir, du vouloir et du savoir ; mais toutes ces forces dont il est l’héritier reposent en lui comme des forces muettes. Elles sont dans un état latent, neutre ou statique avant que l’expressivité créatrice ne vienne les mettre à contribution. Grâce à la dynamique de l’acte créatif, ces forces se mettent à se raviver. Dans un premier stade elles deviennent pensée ou concept ; dans un second, inspiration ; et dans un troisième, expression. Signalons cependant qu’à ce niveau les notions « langage, écoute, expression, perception, sensation, impression » recouvrent des dimensions bien plus vastes que les marges qu’on leur attribue ordinairement.

Dans la société Dogon, la manifestation ‘’siki’’ représente le cérémonial du culte awa, soit le défilé dansant des masques fondamentaux du système du monde ; ce qui signifie la mise en scène de l’art en tant que dynamique du rapport à l’ordre sacré dans l’univers. Ces performances de la créativité constituent une application de l’art aux sphères et dimensions de l’ontologie de l’être, sous l’influence de la volonté de pouvoir et le pragmatisme du savoir-faire. Autrement dit,  Le ‘’bouleversement’’ de l’ordre des choses ordinaires, au sens positif du terme, est l’incitation qui pousse l’être humain à se réconcilier avec ses valeurs et ses cultures. Dans le cadre de sa fonction de « messager ou serviteur de l’être », l’art africain réalise sa rupture avec l’approche de l’art pur, pour favoriser l’émergence dans la vie des merveilles de l’art vivant, soit l’ingéniosité bienfaitrice ‘’jikiya ni sababu nyuman’’. Ainsi, l’art exige d’avoir un regard tant soit peu lucide sur le monde que nous vivons, afin de cultiver les choses, les situations et les évènements de la façon la mieux appropriée qui soit. Les messages qu’il transmet ont tendances à inspirer un fonds de spiritualité recélant la permanence de l’être humain et ses préoccupations essentielles. Les œuvres d’art traduisent des performances de la vie au-delà des jeux de couleurs, des constituants, des formes, des rythmes, des sonorités, des attitudes, des significations.

Parmi les innombrables enseignements à tirer de la mystique autour de cette trilogie des facteurs de l’art, la tradition orale bamanan exhorte à mieux saisir les signes de l’immensité des possibilités créatrices d’opportunités existentielles : «Être à l’écoute du monde, parce que tout parle. Tout est signe et langage. Tout cherche à communiquer un état d’être mystérieusement significatif et enrichissant. Apprendre à écouter le silence, et découvrir qu’il et expressif ». Par ailleurs, elle indique aussi que l’expressivité de la création divine est manifeste et tangible, en ce sens qu’elle s’affirme positive, soit réactive et participative : on la voit, on l’entend, on la sent, on la goûte, on la touche. Elle consiste en une perception totale, une connaissance dans laquelle tout l’être est engagé. Le postulat bamanan « tonya de be banke » (C’est le vrai qui a la vertu d’engendrer) est  révélateur du positivisme omniprésent dans les résolutions de l’art africain, qui ne s’attache qu’aux choses réelles, constatables par l’observation empirique, soit les vérités avérées par l’expérience pratique.

En Afrique, la créativité artistique n’est pas un domaine exclusif pouvant se démarquer des implications de la vie. Pour des civilisations sans écriture, l’art est le moyen d’expression le plus naturel, la langue que tous comprennent. Dans ce contexte, l’art n’est ni un résidu, soit ce qui resterait une fois connu ce pour quoi les œuvres furent faites ; ni un élément surajouté, non nécessaire (superflu, secondaire). Certes, il est effectivement enraciné dans une société aux exigences sociales, aux sémantiques de laquelle il répond. Mais cet enracinement se révèle comme une intégration qui lui préserve sa nature intrinsèque, et sauve sa qualité créatrice. De cette intégration, l’art africain tire toute sa richesse, son inventivité et sa force expressive ; donc, cette sorte de rapport à l’art ne peut pas devenir une forme de sujétion à des déterminismes ne relevant pas de sa véritable vocation. L’œuvre d’art n’est pas l’expression de l’artiste seul, elle émane de la communauté entière. C’est le résultat d’un héritage multiséculaire où la pensée traditionnelle s’élabore sous l’apparence des archétypes mythiques construits par des agencements de formes et de signes. La tradition orale africaine (incluant les proverbes, les fables, les cultes, les sentences, les formules rituelles, les mythes, les légendes, les chants folkloriques) constitue la source des paradigmes qui inspirent la formation des archétypes formels et des imageries iconographiques. Elle détermine dans une large mesure les modèles, les figures de styles et les motifs décoratifs essentiels. L’art étant le moyen de transmission de l’imaginaire populaire et la conscience collective, la validité sociale d’une création est déterminée par le respect des schémas formels conventionnels partagés par la communauté. De ce fait, le critère esthétique se fonde sur le rapport du beau, du conforme et de l’efficace dont la force dépend en grande partie de l’adhésion au modèle prototype et à son sens culturel ; ce prototype est compris aussi bien comme une structure conceptuelle précise que comme le reflet d’un idéal mythique. L’artiste met en œuvre des valeurs irréductibles à toutes explication externe à la société, avec ses idéaux, cultes, paradigmes et mythes. Cela veut dire que le rendu de l’œuvre donne une vision synthétique en forme d’archétype, soit une allégorie commémorative issue de l’imaginaire collectif ou d’un mythe fondateur.

Le substrat esthétique négro-africain : l’esthétique africaine souffre de beaucoup de tergiversations et de controverses perpétrées par les divers analystes qui l’ont revisitée sans arriver à saisir sa véritable réalité. Avec l’avènement des temps moderne et contemporain, les Africains enclins à l’assimilation et au mimétisme s’évertuent à soumettre leur art aux lois de l’esthétique toubab. Leur équivoque provient de leur ignorance du domaine esthétique, qui est une catégorie philosophique abritant un écueil ambigu, car on y distingue deux substrats fondamentaux dissemblables et incompatibles. Ce terme tiré du grec ‘’aisthésis’’ indique confusément sensation, sentiment qui sont pourtant deux prémisses dualistes et inconciliables. En effet, il contient deux cheminements de la pensée, voire deux démarches créatives qu’il faut distinguer avec discernement pour ne pas s’égarer dans des erreurs. L’esthétique négro-africaine, par son approche sensationnelle et efficace, se différencie de celle occidentale à vocation sentimentale et représentative. Tandis que la première se manifeste par ses modalités dynamique et baroque, la seconde se caractérise par ses procédés illusionnistes et discursifs. En 1990, l’écrivain nigérian Ola Balogun se targuait de ce fait : « Que la beauté artistique n’est pas le miroir servile de la nature, le monde l’aura appris de l’art nègre ». Par ailleurs, cela est un indice révélateur de la matière de l’art africain.

Peu d’arts sont, comme l’art africain, aussi insoucieux de l’effet qu’il produit sur celui qui le regarde. La notion du Beau, tel qu’il est la joliesse dans l’art occidental, associant la perfection et l’harmonie, existe bel et bien chez maints peuples africains (‘’cènya, kènyi’’, pour les Bambaras, Malinkés) qui outrepassent cette catégorie réputée vague, stérile, inefficace pour cultiver ‘’dan-nbe’’, signifiant vertu, valeur, idéal et ayant l’avantage d’être fécond, dynamique, participatif. L’art africain est exempt de l’idéal de l’art pur ou de la doctrine parnassienne de « l’art pour l’art », qui veut  que l’art ne serve à rien d’autre que le Beau parfait. L’art, pour les Africains, ne se contente pas de créer une émotion esthétique, il sert également les valeurs socioculturelles. L’Afrique ne conçoit pas d’œuvre d’art pur : « baara lankolon tè farafina » ; pas de création dépourvue d’utilité pratique et dont la seule fonction est d’être belle. Tout objet d’art africain possède une signification, une destination mythique ou spirituelle ; ou bien, au sens large, sociale : il est un outil, un instrument, un moyen médiateur ; il n’a jamais comme but, au prime abord, l’émotion ou la contemplation esthétique. Dans cette perspective, la qualité formelle d’un objet d’art n’est jamais une fin en soi, mais elle sert à accroître sa valeur fonctionnelle, en amplifiant sa signification sociale, mythique ou culturelle. Par conséquent, Le chef-d’œuvre doit allier en parts égales, la beauté des formes à une portée vertueuse. De la beauté, Marcel Griaule dit qu’ : « elle est pour le Noir, l’adéquation de l’objet à représenter avec ce pour quoi il est créé » ; puisque, du point de vue animiste, la beauté est l’expression de la force vitale qui confère aux objets, aux choses et aux êtres les attributs nécessaires à l’accomplissement de leur destin.

En Afrique, la présence et le pouvoir sont les deux aspects essentiels de l’idée créatrice. La présence, directement liée à celle d’activité ; la puissance, c’est-à-dire le pouvoir de ce qui est présent étant la condition nécessaire ou la cause de l’activité. La part qui revient à l’artiste est la présence intermédiaire. L’esprit en tant que puissance, collabore avec l’artisan et parfois même écarte celui-ci. Son intervention prend des formes diverses. Ça peut être un génie, un ancêtre mythique ou un héros civilisateur qui révèle ou apporte la première élaboration du prototype. Dans la statuaire dogon, se trouve un grand nombre de figures de styles, exprimant, d’une façon littérale le phénomène de possession par la descente d’un génie dans le crâne d’un personnage. Cette part active imputée aux esprits ou aux génies dans la création artistique a conduit à la notion d’une esthétique des esprits. Elle traduit l’idée suivant laquelle des valeurs esthétiques, mais aussi éthiques, politiques ou culturelles sont conçues comme ce qui plaît ou ce qui convient aux esprits. Tout se passe comme si les esprits appliquaient des critères esthétiques dans le choix qu’ils font des objets ou des êtres du monde visible en lesquels ils se rendent, ou sont rendus présents. Cette convention esthétique s’applique, non seulement aux objets qui incarnent les esprits, mais aussi aux images qui simplement les symbolisent.

L’auteur noir ne tente pas de fixer une expression humaine, mais d’inventer la manifestation d’une apparition. Pour lui, l’efficacité de l’objet d’art provient de la plénitude de son style, de l’expressivité des attributs, des vertus, des signes. Après tout, l’apparence générale de la création artistique doit acquérir des prédicats qui conviennent aux esprits. Les œuvres africaines incarnant les immatériels servent à capter la force vitale de l’esprit des ancêtres ou des génies afin de la capitaliser, puis la redistribuer au bénéfice des membres du groupe qu’elle concerne. Dans bien des cas, ces œuvres n’ont pas besoin de restituer les traits de ressemblance de ces êtres dont elles sont les emblèmes matériels, mais elles doivent seulement les évoquer de manière significative. En principe, dans le rite du transfert de la force vitale, le design du prototype prend un aspect conceptuel méticuleux qui est par ailleurs soumis au verbe des incantations, susceptible d’y transmettre des répondants métaphysiques. A cet effet, « La science des prêtres et l’art des sculpteurs doivent s’associer pour composer des images qui satisfassent le cœur des esprits : couronnes, sceptres, vêtements, parures doivent être reproduits avec la plus scrupuleuse exactitude, faute de quoi l’esprit, ne sachant pas reconnaître son image, n’y entrerait point » (pour paraphraser A. Moret : le Nil et la civilisation égyptienne ; Renaissance du livre, Paris 1926).

Une ambiguïté caractérise les masques et les statuettes de l’Afrique noire : les uns et les autres visent à prendre possession de la nature par la culture. Ils sont destinés à capter des immatériels mais, c’est à la fois pour augmenter les réserves du groupe (famille, village, nation) en force vitale et pour empêcher les errances de cette force qui, libre et indifférencié, fait courir de graves risques à la collectivité. Ils apparaissent en même temps comme étant destinés à protéger l’humain contre les génies, les immatériels : contre les forces libres éparses de la nature. Il s’agit, tout à la fois, de récupérer dans la nature l’énergie puissante et dangereuse qui la parcours, et de maîtriser par la culture, de réguler les forces vives en les piégeant ou en les contrôlant. Cela ne signifie pas  que l’objectif est de s’abandonner aux forces obscures qui dominent le monde, ni de se laisser porter ou déporter par le flux vital ; mais de donner un sens éthique à leur mise en œuvre.

Dans l’esthétique africaine, un lien étroit unit fonction et beauté, l’une supportant l’autre en favorisant sa préciosité à titre de valorisation, et la seconde magnifiant la première en l’exaltant. A mesure que les qualités esthétiques sont évidentes,  l’objet d’art acquiert une fonctionnalité probable, une efficacité apparente. Dans cette idée, la beauté d’une création n’est pas étrangère à sa fonction sociale, tout comme son rôle rituel ou magique n’interdit pas l’appréciation de sa beauté formelle par ses utilisateurs. Elle doit allier la beauté des formes à une portée culturelle ; parce que l’art pour les Africains ne se contente pas de créer une émotion esthétique, il sert également de véhicule des valeurs de cultures. L’objet d’art rend service à la fois aux besoins ontologiques de la vie courante, et aussi comme un support de forces qui vaut par son « efficacité » expressive. La vie qui résulte de l’œuvre d’art ne vient pas de ce que l’artiste a réussi à force d’imitation à faire « vivre » la matière, mais de la force et du rayonnement de l’idée qu’il a inculquée dans la ‘’créature’’ créée. Traditionnellement, l’œuvre d’art est rarement un spectacle, mais plutôt un prétexte, un moyen technique privilégié de participation à un acte rituel mis en jeu dans le courant de la vie. L’artiste africain ne vise pas à copier la réalité ; même pour l’idéaliser ou la parodier, il interprète cette réalité pour exprimer un message, une vision, une signification, un symbolisme susceptible d’être serviable, profitable, utilisable à des causes humaines ou sociales. Pourtant l’apparence intemporelle s’affirme lorsque l’art assume les rôles utilitaires. C’est pourquoi l’une des fonctions permanentes de l’art africain est de permettre le ressourcement et l’enracinement identitaire de la créativité, à travers la transmission des valeurs profondes des traditions culturelles.

Une source permanente qui alimente la mystique africaine de le beauté est le vitalisme, comme dans les expressions du folklore populaire : « tuba tè dibila guansan, foyi si guansan tè, tonya de be banke, barika lankolontè, sababu man dôkôn » (un buisson ne devient luxuriant pour rien, toute manifestation d’une force sous quelque forme que ce soit, sera considérée comme sa parole, tout dans l’univers est parole ayant pris corps et forme, chaque signe du destin possède un sens, aucune vertu n’est vaine, aucune causalité n’est moindre). Ces aphorismes bamanan furent traduits par Michel Leiris sous la forme : « La beauté a un sens, car elle est involontaire ». Ce principe, dans lequel « il n’ya pas de fumée sans feu », conduit à une logique qui s’établit sur des indices significatifs. A cet égard, un fameux proverbe malinké déclare que toute chose est l’apparence d’une force vitale latente, mais que la vitalité des choses manifestement significative : « fèn bèe ye dokola nyama le kôrô, nyama tè dokola fèn kôrô ». Cette exigence d’efficacité, autrement dit « présence au concret et à la succulence immédiate de la vie » (Alioune Diop, essayiste sénégalais) fait de l’art en Afrique noire, une « participation sensible à la réalité qui sous-tend l’univers, à la surréalité, plus exactement aux forces vitales qui animent l’univers » (Léopold Sédar Senghor). Raisons pour lesquelles, l’art africain ne deviendra pas une prétention ni une imposture, dans la mesure où ses résolutions (actes, faits, artéfacts, effets, impacts) parlent plus haut que n’importe quelle théâtralité.

Le vitalisme africain de la beauté est similaire à l’idée de Platon pour qui le beau en tant que tel ne se trouve pas parmi les choses qu’on peut créer, puisqu’elle est la manifestation évidente des idées, des vertus ou des valeurs ; et donc elle est la voie la plus claire et nette d’accès à telles valeurs. Raison pour laquelle l’art est le moyen d’imiter ces apparences sensibles afin de servir de médium pour accéder à l’invisible. D’où la fonction de l’art serviteur ou « messager de l’être ». Aussi, cette conception artistique africaine rejoint presque la pensée nietzschéenne selon laquelle l’art est conditionné par un sentiment de force et de plénitude, tout comme cela se produit dans l’état d’ébriété. Si la beauté est pour l’esthète africain ‘’la promesse du bonheur’’ (Stendhal), c’est parce que son idée de la beauté est le reflet des désirs de vertus, valeurs, idéaux ; c’est aussi parce que dans sa conception esthétique, l’art est conditionné par la volonté de force vitale, le besoin de vie intense. C’est parce qu’il est essentiel à l’art la mise en marche de l’être vers la plénitude, que l’âme africaine y trouve le moyen de s’affranchir du drame de l’existence. En tant que palliatif à la ‘’difficulté d’être’’, l’objet spécifique de cet art est de jouer le rôle de médiateur, d’estomper l’antagonisme originel entre la personne (l’âme) et son être. Partout, les mythologies africaines illustrent l’art comme ‘’moyen’’, soit une échappatoire ; comme une ‘’force de la vie’’. De ce fait, l’art africain n’a pas pour but l’exhibition d’un savoir-faire, ni la pédagogie d’une praxis relative à une quelconque idéologie ; mais le sacerdoce d’un pragmatisme du mieux être, de la façon de vivre le monde, de savoir regarder la vie afin d’exister positivement.

Les figurations africaines n’ont pas pour but de nous enseigner une certaine idéologie, mais ce sont des supports temporaires de l’esprit ; entendant par ce mot tout être ou force qui est invisible parce qu’il ne se confond pas de façon permanente avec un corps. Ainsi, l’art est l’imagination et la créativité qui visent à nous faire pénétrer plus profondément dans la signification de la vie, en réalisant de façon mieux ressentie quelques-uns des aspects permanents ou éphémères de notre présence au monde. L’ouvrage vise à être conforme aux injonctions des mythes afin de devenir le piège et le miroir de l’esprit. Lorsqu’une sculpture est réglementairement taillée dans une essence déterminée, c’est parce qu’elle participe au même titre que l’arbre sacré ou pieu dans lequel elle est issue, de la force vitale d’un génie, d’un ancêtre immortel dont dépend toute une famille d’êtres et de choses. Cependant, les sources d’inspiration ne concernent pas seulement les mythes, les épopées, les légendes, mais cela inclut aussi les paradigmes sociaux, la poétique des cultes et les archétypes issus de l’imaginaire populaire et la conscience sociale.

Le pragmatisme du génie créatif africain est l’utilisation des ressources de l’art en tant que forces de la nature, mises à la disposition de l’être humain pour réhabiliter son univers et accroître ses possibilités d’existence. A cet égard, l’art est une ressource prodigieuse propre à être incorporée aux divers actes des cultes sociaux et des rites de la vie. En général, dans les sociétés traditionnelles africaines, l’art de vivre en harmonie avec l’environnement va de paire avec des préoccupations essentiellement culturelles, et par extension artistiques. L’univers, chez les Africains, est conçu comme un équilibre fragile entre deux forces : la culture, ordre des institutions sociales ; et la nature, désordre incontrôlable. La rupture avec la copie servile de la nature conduit l’art africain à un degré d’invention rarement atteint. Au-delà de la beauté formelle, les œuvres d’art africain sont des outils, des instruments de médiation, des objets de pouvoir ayant une fonction d’ordre culturel. Elles peuvent inspirer la terreur ou l’émerveillement, permettre de rencontrer des esprits, prodiguer les enseignements d’un savoir initiatique, évoquer les évènements d’un mythe au cours du rituel d’une cérémonie.

La rhétorique significative : Les artistes contemporains africains qui sont obnubilés par l’assimilation et le mimétisme du ‘’tubabuya’’ ont tendance, d’une part à confondre la touche personnelle de l’auteur avec le style de l’œuvre ; et d’autre part, à exagérer l’importance de cette sorte de signature de l’artiste au détriment de l’écriture ou la graphie du design. Le mimétisme de la façon occidentale du doigté dans l’art est à l’origine de ces méprises et ces déboires. Les incompréhensions et les égarements proviennent de leur tendance à confondre cette notion avec la facture, l’écriture, la touche, le graphisme, le style. La doctrine occidentale de l’art pur élève la dextérité ou l’habileté manuelle au titre de signature de l’artiste, qu’elle valorise alors jusqu'à en faire parfois le sujet. Dans l’art africain, l’artiste n’étant pas le seul auteur ni du motif ni de l’ouvrage, le doigté s’efface parce qu’il est la résolution de la main de mettre en œuvre la performance d’une procédure (ou facture) consacrée. La modalité ‘’collective et participative’’ de la création fait que la signature d’un artiste prétendu unique apparaît incongrue, superflue, usurpatoire. L’artiste ne cherche pas à se distinguer par l’originalité ; il participe à l’œuvre avec le souci du respect d’un concept (le motif), le mécanisme d’une méthode que son propre talent et les ressources disponibles lui permettent de réaliser. A cet effet, les créations plastiques africaines se présentent comme les exemples d’un art dénué de fantaisie gratuite, maniériste ou arbitraire. La problématique qui est soulevée dans la conception du vocabulaire expressif concerne le mode de figuration de l’image, la façon constructive des formes, la valeur expressive de l’écriture, le pouvoir évocateur du contenu. En 1908, Pablo Picasso, à travers sa confrontation avec l’art africain, observait que : « L’œuvre doit créer des formes, et non les imiter ». Mais Georges Braque qui saisissait mieux l’enjeu réel de l’esthétique négro-africaine, affirmait que « le sujet, ce n’est pas l’objet, mais la nouvelle unité, le lyrisme qui ressort entièrement des moyens employés ».

La mythification des sens est une alchimie du langage artistique, se manifestant à travers le rapport qui s’instaure entre les significations de la forme et la poétique du fond. Dans la mythologie dogon, le Créateur dessina le monde, à l’origine. Un même mot dans les divers dialectes signifie à la fois dessein et création. Chaque élément du monde, en quelque sorte prédéterminé, répond à une intention ou une idée divine. Il se réfère à la place qu’il occupe dans le dessin originel ; mais il possède aussi nécessairement un sens, celui que lui a conféré le Créateur : il est signe de ce dont sur terre il n’est que le duplicata, soit le destin. Qu’un signe nouveau apparaisse, il exprimera nécessairement quelque chose de la pensée divine primordiale ; et donne l’occasion de découvrir un aspect des mythes dont la signification n’est jamais épuisée à travers l’évolution de la réalité des choses. Toutes les formes ont un sens précis, codifié ; ce sens occupe une place définie dans le tissu moiré et changeant des mythes. D’où l’opportunité d’envisager les signes-mères aussi bien comme mystère et beauté, que porte ouverte sur la signification des abstractions baroques et syncrétistes. Dès lors, le répertoire de l’expressivité artistique ‘’fôli’’ fait l’objet d’une histoire de l’art, puisque la signification d’une œuvre n’épuise pas la réalité concrète de son motif. A toutes les époques, dans toutes les sociétés, le contenu et la forme de l’objet d’art sont la conséquence et le reflet, des fois en termes d’une contradiction dialectique, d’un certain nombre de croyances, cultes, idéaux et aspirations des populations. Pour la société, l’art est souvent un facteur de cohésion, en même temps qu’un véhicule de communication. Au-delà de leur principe de l’expressivité emphatique de la sorte de l’hiéroglyphe ou la stéréométrie, les divers modes de composition des idéogrammes africains se retrouvent dans les catégories : effigie, allégorie, baroque, allusion, emblème, ode (élégie ou hymne), symbole, métaphore, parabole.

De nos jours, l’usage que les artistes contemporains africains font des idéogrammes frise avec le symbolisme hermétique ; c’est-à-dire un recul par rapport aux acquis déjà atteints par cette façon de la rhétorique significative. Cette régression provient de leur ignorance du fait que les idéogrammes africains s’apparentent avec les hiéroglyphes égyptiens ; et précisément, leur principe est connu dans l’art occidental en tant que stéréométrie. Par ailleurs, il faut savoir que dans les années 1738 déjà, le philosophe ghanéen Antoine-Guillaume Amo s’était penché sur la figuration des archétypes et des formes sensibles des choses. Aussi, en 1964 Engelbert Mveng, un autre philosophe camerounais élucida la loi d’abstraction de la forme du contour et de synthèse de l’image figurée, en tant que processus du dépouillement et de la stylisation des figurations africaines. Avec toutes ces sources de connaissance qui se recoupent au sujet du langage significatif, l’incapacité manifeste des artistes plasticiens actuels d’appliquer ces principes esthétiques ne s’explique que par leur âme extravertie vers les tendances médiocres de l’art toubab. La façon iconique africaine est l’œuvre d’une manipulation de l’image, alors assimilée à une interface miraculeuse, source de puissances vitales. Cette rhétorique, en tant que manifestation de la force vitale des choses, se signalera par une quête systématique de l’essentiel : n’acceptant aucun détail de l’objet d’art qui n’ait sa signification, son symbolisme, sa fonctionnalité. Aristide Maillol disait : « Il faut comme le sculpteur noir, réduire vingt formes en une ». Cette réduction d’une multitude de formes à l’essentiel est obtenue par une démarche d’écriture graphique faisant une liaison emphatique de l’image (ou symbole) et l’idée (ou concept). D’où le saisissement baroque des seins exubérants qui signifieront la fécondité, la maternité ; une barbe allongée indiquera le caractère vénérable de l’ancienneté.

L’art africain a rarement cherché la suggestion par un réalisme, même caricatural ou passionné sauf lorsqu’il a été soumis à des modèles étrangers. L’usage pictural des styles conceptuels permet, d’une part de se démarquer efficacement des moyens dits « illusionnistes » se bornant à agencer la composition afin de créer des équivalents de qu’un œil humain reçoit du monde extérieur ; et d’autre part, ce mécanisme est une voie de recours substituant la prouesse ardue de l’art d’assaut par une routine conceptuelle accessible au commun des mortels ; c’est-à-dire une ritualisation à titre de performance artistique, de sa mise en œuvre des puissances vitales. Du point de vue iconographique, les systèmes figuratifs des reliefs mettent en œuvre le même principe d’articuler les formes figurées. En pays dogon, on trouve sur la façade des sanctuaires et sous les auvents des abris des masques, des dessins d’apparences grosso-modo, coloriés ocre rouge, blanc et noir ; mais si schématiques qu’ils ne dépassent pas le niveau du signe et semblent être des sculptures en deux dimensions.

Du point de vue plastique, « l’indéniable expressivité des sculptures africaines doit être saisie, non pas au niveau de la figuration, de la représentation, de l’imitation ou de la description, mais à celui d’une disposition originale des formes. Le caractère expressif ne vient pas des sentiments que l’artiste aurait voulu clairement manifester. » Jean Laude. Pour les Bambaras, Dogons, Senoufos qui présentent des continuités remarquables dans les figures de styles, l’art est essentiellement fondé sur la figuration des évènements mythiques constituant leur cosmogonie. Ainsi, « l’humain est le grain de l’univers », car il est inscrit dans le réseau des correspondances analogiques qu’a tissé le Créateur entre toutes ses créatures : les liens de ses rapports à l’être sont présents, non pas symboliquement mais réellement, dans les systèmes d’agencements des formes. De la même façon, l’ouvrage d’art crée une apparence de la force vitale de l’esprit qu’il incarne, avec l’objectif de réaffirmer la permanence des réalités mythiques et leurs significations dans la vie courante. Un masque, et aussi une statue africaine apparaissent comme une combinaison de signes qui recréent une réalité à l’aide d’un vocabulaire stable dont les éléments ne sont pas imités du réel mais détiennent un sens mystique ou spirituel. C’est ainsi que les objets africains sont conçus selon de remarquables enchaînements de formes qui évitent les ruptures et préservent la fluidité des lignes générales. Les vides y sont au moins aussi importants que les pleins pour créer la forme générale. Le langage expressif et le plaisir esthétique naissent de la complémentarité profonde existant entre la forme (les courbes contrariées, les pointes aiguës et menaçantes), le matériau de confection et les symboles de forces (parures ou accessoires décoratifs).

Des illusions les plus répandues du regard occidental, interpréter les figurations africaines comme un expressionnisme est une de celles qui est la plus défavorable à leur compréhension. Certes, il y a dans les masques une violence énigmatique pouvant être mise au compte d’une sorte de ‘’terribilitae’’, d’apparence baroque inhérente à la morphologie de l’esprit incarné ; autrement dit, un besoin d’efficacité, une vitalité exubérante accentuant le mystère de sa signification. Pourtant, ces visages muets, ces yeux sans regard n’expriment aucune des émotions que l’on puisse imaginer. C’est parce que dans cette expressivité, ni la sensiblerie ni la psychologie des sentiments émotifs n’existe pas : l’être et toutes ses caractéristiques ayant été donnés d’un sel coup par le Dieu. Le masque n’est pas un humain ni un animal, mais un esprit, un modèle immuable et exemplaire que le temps ne peut atteindre et où l’individu ne peut pas se glisser. Il agit avec moins d’effet dans la mesure où il ressemble à l’humain que dans celle où il ne lui ressemble pas ; les masques animaux ne sont pas des animaux : le masque antilope n’est pas une antilope, mais l’invention de l’esprit-antilope, et c’est son style qui le fait esprit. Les masques africains font de ceux qui les portent des statues vivantes, dynamiques. En posant le masque devant son visage, le danseur ne cherche pas à se déguiser ni à s’embellir, ni à s’affirmer, mais à se retrancher derrière une image suffisamment simple et conforme aux injonctions du mythe pour qu’elle puisse devenir le piège et le miroir de l’esprit. Les danseurs masqués qui exécutent les pas de danse rituelle au son de la musique propre aux sociétés secrètes ou aux rites d’initiations deviennent des incarnations de concepts mystiques les assimilant aux esprits.

Dans le but de saisir l’expression d’une figure, Léonard de Vinci préconisait d’apprendre par cœur les diverses sortes de regards, têtes, cous, épaules, etc. C’est précisément de la sorte que procède le sculpteur africain : pour figurer un œil, un nez, un sein, un sexe, une barbe, il dispose d’un vocabulaire plus ou moins étendu selon les ethnies, les castes, les genres, les groupes, etc. Mais alors que le peintre prescrivait d’étudier les éléments d’un visage d’après nature, le sculpteur africain les applique tels qu’ils lui sont légués par la tradition et transmis par l’apprentissage, comme les éléments d’un code. En 1920, Juan Gris répondait à une enquête de la revue ‘’Action’’, que les sculptures africaines, « manifestations diverses et précises de grands principes et d’idées générales », nous faisaient admettre un art qui – contrairement à l’art grec, lequel « se basait sur l’individu pour essayer de suggérer un type idéal » -- arrivait à « individualiser ce qui est général ». A travers le caractère stéréotypé des formes, ce n’est pas la description anecdotique d’un personnage que le sculpteur africain désire représenter, mais il veut restituer les traits tels que le Dieu en fit le dessin à l’origine. D’où leur simplification, leur dépouillement et leur caractère stylisé. A cet effet, les éléments constitutifs des sculptures africaines sont diversifiés, stables et interchangeables, toujours figurés par des signes analogues, synthétiques.

En fin de compte, toutes ces restrictions dans la quête de l’essentiel ont engendré un art immobile, qui ignore l’individu et la réalité, ou rend compte d’un présent dénué d’histoire. Le rendu de l’anecdote et du mouvement transitif est indifférent à un peuple pour lequel l’art n’a d’autre but que de réaffirmer inlassablement la permanence de l’ordre sacré du monde, et pour lequel la réalité n’a de sens que dans la mesure où elle se conforme à cet ordre. Tout ce qu’il ya de diffus, de transitoire, de périssable dans la création, « la minute du monde qui passe » (comme disait Cézanne), tout cela ne peut concerner l’Africain qui, à la lettre vit dans l’éternité, ignore l’individu et ne se conçoit que dans son rapport avec l’ancêtre dont c’est même trop dire qu’il est issu, puisqu’il en est l’émanation dans un présent sans histoire. Il n’y a pas non plus dans cet art les sensibleries ni la psychologie des sentiments émotifs tels que la joie, la gaieté, l’allégresse, ou bien la tristesse, la mélancolie. Ce n’est pas seulement à cause du climat que l’art africain ignore la lumière et la couleur. Lorsqu’ils se peignent le visage ou le corps, les Africains ne songent pas à reproduire telle ou telle couleur réelle, belle en soi ou vraie ; le couleur ne représente pour eux qu’un symbole de force, un moyen d’accéder et de mettre en œuvre l’Être-force des éléments de l’univers.

L’ascèse de l’artiste africain est, à l’instar de la discipline socratique de la maïeutique, une tentative d’accoucher l’esprit du participant. Cette attitude esthétique traite de ramener le vis-à-vis à « renaître en esprit » (a dit Jésus Christ). Il s’agit d’une résolution pédagogique dans laquelle le rôle de l’art consiste à rendre visible l’invisible : ouvrir des portes qui donnent accès à une connaissance et une expérience sans commune mesure avec notre vision superficielle, étriquée de la réalité objective. Ainsi, la démarche expressive interpose l’objet d’art comme un intermédiaire pour établir une communication avec un monde spirituel inaccessible par les voies habituelles de la connaissance. L’œuvre d’art devient une interface, un signe de l’invisible, une clef d’accès à un miracle. Elle est destinée à manifester le dynamisme des puissances vitales dont elle est l’incarnation ; et peut être employée en tant que symbole de pouvoir, ou bien objet de culte dont elle transmet le message et la spiritualité. Pour arriver à ses fins, l’auteur est libre d’intégrer à l’œuvre les attributs de l’esprit qu’il entend présentifier. L’expression artistique susceptible d’inspirer une telle manifestation est, plus qu’une vision, une présence à la fois positive et dynamique que les seules formes naturelles du milieu dans lequel on  évolue familièrement ne suffiraient pas à restituer. Pour lui donner forme, il réunit des éléments naturels aussi bien qu’abstraits, surréalistes, expressionnistes ou symbolistes, en une unité entièrement syncrétiste et baroque. Il se laisse guider par les caprices de son génie créatif afin de transmettre à travers l’ouvrage une notion de l’esprit.

Les artifices de la plasticité africaine : l’art est une activité qui vise à nous faire pénétrer plus profondément dans la signification de la vie, en exprimant de façon symboliste, abstraite ou conceptuelle quelques-uns des aspects permanents ou éphémères de notre présence au monde, ou bien de l’ordre du sacré dans l’univers. Par conséquent, le statut de « créateur-né » permet à l’artiste, qui imite et répète l’œuvre du Créateur absolu, de proposer des « créatures créées » qui sont des archétypes significatifs, susceptibles d’exprimer le dynamisme de ce qu’il éprouve du réel, auquel il s’identifie, plutôt que ce qui lui est donné à observer naturellement. Sa création, significative et positive inaugure une méditation de la vie, ou une réflexion née de la vie, soit une leçon, un éclairage qui procède directement ou indirectement de l’expérience vécue. C’est ainsi que se crée « un ensemble d’arts où la beauté, loin de constituer un domaine plus ou moins réservé, apparaît étroitement lié à la vie » (Michel Leiris). Il en résulte qu’une activité qui n’aurait pas nécessairement une fin essentiellement esthétique peut être considérée comme œuvre d’art parce que sa forme comporte une dimension artistique. Donc, l’œuvre en tant que forme peut servir de véhicule à d’autres types de communications sociales, comme c’est le cas d’une performance artistique exécutée dans le cadre d’un mythe ou d’un culte social particulier, voire d’autres pratiques rituelles à caractère esthétique. Au Cameroun, les courses de pirogues ne sont pas un simple jeu, mais une compétition mystique ; où chaque équipe tend à démontrer à ses adversaires des pouvoirs surnaturels en bloquant l’avancée de leur barque sur l’eau.

Les civilisations africaines sont celles de l’ « idée incarnée » (Léopold Sédar Senghor). Raison pour laquelle, la tendance vers la représentation du divin de manière anonyme, la chose-dieu, est présente partout en Afrique. De nombreuses cultures noires apparaissent dès lors partagées entre le besoin d’une présence divine directement accessible aux humains, le corps-dieu, et la nécessité de soustraire le divin à toutes les limitations du monde auquel il doit rester étranger afin de demeurer divin, la chose-dieu. La catégorie d’œuvre typique où l’esprit est représenté de manière anonyme est le ‘’boli’’ bambara. Il est fait d’un noyau central ; par exemple un grain d’or enrobé d’un treillis de fils de différentes couleurs, de petits bouts de bois et de multiples matériaux, le tout serré dans des couches de bandes de coton qui absorbent le sang des offrandes. Les ‘’boliw’’ sont des autels portatifs dans lesquels se cristallisent des grandes quantités de ‘’nyama’’, principe dynamique des forces vitales, pleins d’énergies réversibles (bienfaisantes ou nocives). Ils ont une forme de boule plus ou moins sphérique mais peuvent aussi représenter une vache ou un jeune enfant. Plus un boli est puissant, plus il est recouvert d’innombrables couches de sang coagulé dû aux nombreux sacrifices accomplis afin d’invoquer l’entité concentrée en lui.

La notion bamanan ‘’baara’’ indique la démarche créatrice du principe ‘’ladilan’’, soit l’interface. Dans les arts du masque et du fétiche,  c’est l’ensemble des pratiques constituant le rite du transfert de la force vitale à un support, un habitacle ou un réceptacle. Fabriqué ou construit, l’objet d’art ‘’baara’’ est à l’instar d’un ‘’gadget positif’’ usité à titre d’objet rituel. Elle représente un archétype mythique, une image nantie de valeurs, qualités et vertus afin d’être le piège et le miroir d’un esprit, d’une idée. A cet effet, sa composition est un échafaudage artificiel, un montage syncrétique qui fonctionne de façon positive. Sa valeur expressive, ou son pouvoir évocateur provient de la vitalité de la création dont elle est faite, de la symbolique des actes figurés, du rayonnement de l’idée incarnée à sa matière.

Ce qui attire et inspire le créatif négro-africain, c’est l’amalgame syncrétiste que la seule forme naturelle du milieu dans lequel il évolue familièrement ne suffirait pas à restituer. Le processus de performance ‘’darôbèni’’ (en bamanan, fabrication conceptuelle) lui permet de restituer la forme du prototype ; il réunit alors des éléments naturels aussi bien qu’abstraits, surréalistes, expressionnistes ou symbolistes en une unité entièrement nouvelle, syncrétique. En présence d’une œuvre d’art africain, on se rend vite à l’évidence qu’elle n’est pas un simple objet d’art, mais un objet de pouvoir, soit un objet de culte. L’intention artistique « ka mako dilan » (servir à une fonction) est la formule sous laquelle la démarche de l’intermédiation met en œuvre des créations conceptuelles et positives en tant qu’agencements de formes synthétiques. C’est ainsi que les sculptures africaines offrent des archétypes diversifiés en relation avec la nature de leur rapport à un culte social, une croyance traditionnelle ou une force mystique. On distingue les fétiches, les figurations incarnant des immatériels (esprit d’ancêtre,  force vitale quelconque), les œuvres commémoratives rappelant un personnage, un évènement légendaire ou historique.

L’ouvrage d’art conceptuel ‘’darôbèni’’ associe la présentification de l’esprit d’un culte avec la mythification des sens en tant qu’une rhétorique significative. Le procédé de la présentification annonce la figuration d’un rapport entre une présence et son repère ; soit un contenu et son contenant, un concept et son symbole, un être et son image, un esprit et son incarnation. L’application de cette méthodologie à une entité spirituelle dans un corps visible, requière des subterfuges qui s’inspirent de la mystification, l’illusion, le mirage, la sublimation. En principe, il s’agit d’une modulation insolite du repère ou bien du statut par rapport à l’activité, la substance, le pouvoir de ce qui est rendu présent. La performance d’une telle démarche iconographique réside dans son efficacité de mettre en œuvre une image au service d’une vertu, un idéal, une fonction, un rôle ; d’inciter à réagir, à transmettre une signification impérative. Le but de cette créativité n’est donc pas de faire voir, au sens de représenter, mais de susciter une manifestation, engendrer une notion, procurer un effet, une faveur, un intérêt ; d’où l’anticipation de la notion de fétiche, signifiant une œuvre d’art animée, dotée de pouvoir être.

On a souvent remarqué que la sculpture africaine n’était pas narrative, et qu’elle ne traduisait pas non plus le mouvement transitif. Aussi, la majorité des reliefs africains représentent des personnages et quelques objets, mais rarement leurs lieux. Ils ne représentent pas, à plus forte raison, le lieu universel qu’est l’espace. Ce qui soulève la question de l’exclusion de la représentation de l’espace et du mouvement dans l’art africain. Non seulement les reliefs africains sont indifférents aux conventions de la perspective et du raccourci, mais aussi la sculpture en ronde-bosse occupe évidemment l’espace, sans le représenter effectivement. Tout d’abord, l’art d’assaut africain n’intègre pas la définition albertienne du tableau ; autrement dit, l’observateur n’est pas placé dans la convention de la vision de « l’œil ou la fenêtre ouverte sur le monde ». Aussi, dans un souci d’exclure la théâtralité (très souvent inopportune et inefficace) de l’expression artistique, l’hypothèse de la subordination du lieu au personnage montre que la relation contenant-contenu est fondamentale à l’instauration de la simultanéité du caractère d’assaut. Seul un contenant universel, l’espace, est capable d’englober la totalité des choses qui comprend, entre autres, les motifs mis en jeu, l’œuvre (tableau, relief, sculpture) elle-même et l’agent (auteur, officiant, usager).

Si le lieu se définit comme une portion d’espace déterminée et qualifiée par la ou les choses qui l’occupent ; par conséquent, il peut être considéré comme subordonné à la chose, la substance ou le personnage qui le qualifie et le différencie des autres lieux. Cette subordination est une hiérarchisation en termes de valeurs. Donc, on peut représenter une chose sans représenter son lieu, dans la mesure où les propriétés de la chose ne dépendent pas de celles du lieu. Par contre, on ne peut représenter un lieu sans la chose qui le qualifie, puisque sans elle il ne serait qu’un vide sans qualités. Par ailleurs, certaines choses étant occupées par d’autres choses en sont leur lieu, comme un siège, un habitacle, un support une effigie, une interface. Alors, l’objet d’art n’a pas à représenter le lieu dans la mesure où il est lui-même le lieu de résidence ou d’activité de la force ou de l’entité.

La façon constructive des compositions esthétiques africaines met l’accent sur les aspects cosmiques et biologiques du rythme et l’harmonie. On pourrait même dire que le rythme seul constitue le sujet fondamental de cette créativité. La mesure, le tempo ou la cadence d’une expression artistique illumine et émerveille l’âme parce qu’elle incarne le dynamisme interne de la substance de la matière ; c’est-à-dire qu’elle reflète l’architecture de l’Être-force. Cela transparaît dans les créations africaines par des procédés divers combinant le symbolisme et la métaphore, le parallélisme et l’asymétrie, l’hiératisme et le dynamisme, l’accentuation et l’atonalité (ou le silence), le temps fort et le temps faible ; et aussi par des méthodes qui introduisent la variété, voire la rupture dans la répétition.

Dans le passé lointain, le mot « rythme » intégrait la notion de « forme », de dessin modifiable, susceptible de passer d’un état à un autre, mais en vertu de mesures définies, soit de catégories de mouvements. Alors, il faut avoir à l’idée un autre terme étymologiquement apparenté : le mot sanskrit ‘’rita’’, qui désigne un ensemble harmonieux d’attitudes ou de gestes destinés à maintenir ou recréer le monde, l’agencement primordial de la réalité voulu par le divin. Contigu à ‘’rita’’, nous trouvons ‘’ritu’’, le moment temporel, la saison, l’espace du passage cyclique. Entre rythme et rite, entre la vibration qui atteste la présence de la vie et la sacralisation de cette vie par le biais d’une gestuelle canonique ou d’un verbe incantatoire, s’est développé l’un des domaines privilégié de la spiritualité. En tant qu’intermédiaire universel (au sens alchimique du terme) entre l’âme et la culture, le rythme autorise toutes les sortes d’associations dont les cultures africaines se montrent particulièrement foisonnantes. La plupart des rites d’initiations qui entendent transmettre au novice ou au néophyte un « baptême de feu » ou une seconde naissance, se fondent très précisément sur une telle conception.

Beaucoup de grands maîtres de l’art occidental ont usurpé ce charisme puisque parmi eux plusieurs furent en réalité des pilleurs qui ont usurpé aux peuples dits primitifs des principes esthétiques dont ils se sont attribué malhonnêtement les paternités. La traçabilité de tels forfaits est assez facile à établir à cause des caractères inconséquents, gratuits, absurdes et dérisoires des usages qu’ils firent ensuite de ces biens mal acquis. En contrepartie, afin de pouvoir mener avec évidence ce réquisitoire, il faudrait arriver à prouver la logique et la pertinence des performances véritables de ces biens culturels à leur source d’origine. Par exemple, le nombre d’or a été inventé par les Africains ; cela est prouvé par Cheik Anta Diop dans son livre ‘’Civilisation ou barbarie’’. Ce qui signifie que la loi universelle de la beauté en tant qu’indice d’harmonie, équilibre et perfection dans les structures construites, est originaire d’Afrique et non une création attribuée par les occidentaux à l’italien Vitruve. Tandis que l’art occidental emploi cette trouvaille à des fins illusionnistes pour bouleverser et attirer le regard sur les centres d’intérêts du tableau afin de véhiculer le message ou les contenus idéologiques, l’art négro-africain, à l’inverse, les met en œuvre à la fois pour équilibrer et déséquilibrer simultanément la figuration ; c’est-à-dire lui insuffler le souffle vital ‘’nyènamaya ni balo’’ (une âme et un destin) à l’objet d’art. A cet effet, la frontalité, l’hiératisme et les symétries qui apparaissent dans les œuvres africaines sont le résultat de l’emploi de cette loi pour créer la dynamique et le mouvement apparent à partir de la statique. Alors, n’importe quel facteur déstabilisateur ou de déséquilibre (rayon de lumière, vibration du vent, source sonore, pénombre indistinct, effet subliminal, point focal de la vision) est susceptible d’engendrer dans l’œuvre la présentification des symboles de vie ; tels que le magnétisme d’une rythmique, d’un rayonnement saisissant, la vague impression d’une présence vivante. Comme il est habituel dans l’art négro-africain, la maîtrise d’une loi esthétique se confirme pratiquement par la manœuvre de s’en jouer, par sa manipulation ; puisque le savoir est mis à contribution, non pas pour transmettre une idée ou un message, ni une virtuosité ni une signature, mais pour susciter une dynamique vitale, une fonctionnalité positive à l’objet d’art.

L’hiératisme qui caractérise les figurations africaines est une impression de pondération, de sérénité ou calme intérieur, mais ne signifie pas l’immobilisme. Le mouvement transitif n’y est pas appliqué, parce qu’il ne convient pas à leur façon de l’expressivité. La symbolique du dynamisme vital se trouve dans le rythme vibratoire qui émane du jeu des masses, des lignes, et de l’éclat poli du bois dont les plans réfléchissent la lumière. C’est dans cette hypothèse que les concepts de frontalité et symétrie sont très souvent mis en œuvre dans le mode de composition ; parce que ce contexte est propice à établir aussitôt entre les composantes figurées des rapports de juxtaposition, coordination, équilibre, statique. La frontalité suffit même à susciter une relation de juxtaposition dans laquelle les éléments constitutifs de l’image, placés en simple contiguïté sont affectés par cette disposition ; qui génère la répétition, l’équivalence, l’interférence, la compétition. Dans cette perspective, l’art devient le prétexte qui met à profit la géométrie des structures pour traduire l’expression esthétique. La rhétorique significative ou le langage expressif est parlant ou communicatif lorsque les éléments mis en œuvre sont coordonnés ou discordants. De ce fait, en matière de composition iconographique, les rapports d’analogies, de contrastes ou de correspondances sont des alternatives susceptibles d’engendrer l’asymétrie, le déséquilibre, l’instabilité ou l’agitation suivant l’expression virtuelle appropriée. Dans le même ordre d’idées, la hiérarchie des tailles et les proportions hiérarchiques sont deux conventions de représentations cohérentes qui peuvent être employées efficacement dans des logiques expressives diverses.

Si le concept de symétrie nous est déjà familier, celui de frontalité a été introduit et défini par un archéologue, Lange en 1892. Ce procédé de représentation soumet le motif à un plan médian qui partage sa figure en deux moitiés symétriques. L’inflexion ou la variation des traits, ou bien la modulation des masses de part et d’autre de ce plan suscite des présences de vie, même si les effets d’animation produits ne sont pas précisément des mouvements transitifs. En 1917, Tristan Tzara, l’un des promoteurs du mouvement dada définit dans un texte publié à Paris par la revue Sic, ce qui lui apparaît comme la qualité majeure de la statuaire africaine : « construire en hiérarchie équilibrée ». Il observe l’importance de la verticalité et de la symétrie dans les figurations africaines, et souligne le fait que le sculpteur noir concentre sa vision sur la tête, jusqu’à perdre ou modifier le rapport conventionnel entre cette partie et le reste du corps. Parfois, cette intrigante proportion anatomique est traduite en termes de vocabulaire indiquant à la fois le caractère  énigmatique ou versatile du regard humain et la signification de la tête en tant que siège du maximum de force vitale.

La notion de pesanteur ou d’incidence verticale du poids vers le sol, est habituellement mise en œuvre dans la façon de structurer les figures africaines. A la différence de la figuration occidentale qui situe l’aplomb à la nuque du personnage, on constate que l’unité de mesure des statuettes africaines est le tiers de la forme globale. Evidemment, le déplacement du centre de gravité vers le bas favorise la stabilité pour la station debout. Le même effet, d’après le même rapport est remarquable aussi dans les attitudes des danses africaines, qui deviennent alors conformes à la posture typique de l’être à l’acte ; autrement dit, « la position standard du boxeur ». A leur tour, les pas de telles danses proviennent d’une transposition des postures et des gestuelles des occupations courantes, qui soumettent le corps au mécanisme d’un enchaînement significatif, suivant la dynamique polyrythmique des cérémonials africains. Cette hypothèse est appuyée par l’explication suivante : « En général la statue doit être un être surnaturel, une idole. Peut-être le nègre voit-il dans ces formes exagérées et trapues l’expression d’une force physique chez un être trapu. » Hans Himmelheber (‘’Negerkunst und Negerkunstler’’, P.55, Klinkhardt & Biermann, Braunschweig 1960). Si après avoir regardé attentivement un grand nombre de statues africaines, nous revenons ensuite regarder les passants dans la rue, tels que les a faits la nature, ceux-ci nous paraissent subitement fades, sans force, comparés à ces statues pleines d’une vigueur concentrée. Preuve que l’artiste négro-africain a réussi à charger ses œuvres d’une force significative.

Dans sa fonction de transmettre « le message de l’être », la statuaire noire est catégorique et proscrit l’abstention ; ces indications signifient aussi qu’elle est rudimentaire, archaïque, rustique et intransigeante. C’est parce qu’elle vise à manifester la présence effective des « réalités mythiques » qu’elle a mis au point une forme de réalisme constructiviste. A cet effet, ses apparences conceptuelle et syncrétiste indiquent une figuration désireuse d’exprimer des vérités avec une écriture vigoureuse, mais rendant compte des choses dans ce qu’elles ont de permanent et non de circonstanciel. En conséquence, elle impose une vision saisissante, qui ne laisse pas le participant indifférent ni libre de rêver à autre chose ; et elle exige un effort de réflexion d’ordre métaphysique pour être saisie comme une harmonie de rapports plastiques. Plutôt que de s’attacher à de vagues suggestions optiques, et au lieu d’être perçue comme une création sujette à des conventions visuelles illusoires, l’œuvre revêt une forme hermétique et close qui confère sa réalité propre à l’ensemble : chacune de ses parties exprime le sens qu’elle a par elle-même, et non celui que l’on pourrait lui attribuer. Cette statuaire transmet « le message de l’être », d’une part en raison de son refus (ou de son indifférence) de transcrire des effets transitoires, anecdotiques d’une réalité mouvante ; d’autre part en raison de sa volonté (confirmée par les mythes) de figurer une réalité stable que le temps n’atteint pas en sa nature profonde.

Les qualités maîtresses de la figuration africaine, d’après Carl Einstein en 1915, résident dans le fait qu’elle construit des œuvres dont la qualité de motif situé dans l’espace est affirmée comme telle, et la forme donnée à la matière procure -- sans que l’œil ait à se mouvoir et que la perception de la forme s’opère ainsi selon un développement dans le temps -- la pleine saisie de la signification en tant que réalité indépendante occupant une certaine portion de l’étendue. A cet égard, le travail de l’artiste noir, office sacerdotal, est la réalisation d’une figure en elle-même transcendante et non la recherche d’un effet à produire sur le participant. Pour lui, la création est ‘’réalité mythique et fermée sur soi’’ que l’œuvre incarne, ou abrite son lieu d’élection. De ce fait, pour la confectionner, il doit employer autre chose que de vagues suggestions optiques, ou bien des succédanés picturaux tendant à un arrangement des surfaces plutôt qu’à une véritable organisation expressive de la figuration. Ainsi, il se trouve amené à résoudre la question cruciale : moduler les formes, autrement dit agencer les volumes de manière telle que ressorte aussitôt le fait que leur nature est de se carrer dans les trois dimensions, cette carrure dont l’expression est affaire d’architecture et non de masse matérielle se manifesterait bien à travers la minceur et le dépouillement même d’un objet d’art sur lequel on a l’impression de n’avoir aucune prise, ce dont l’Afrique offre des exemples. Dans le même ordre d’idées, le poète et critique français André Salmon (1881-1969), souligne la tendance à la fois réaliste et constructiviste de la plupart des sculpteurs africains et fait allusion, par ailleurs, aux dégradations subies par maints objets que leurs détenteurs européens ont parfois mutilés (retranchant, par exemple, un membre viril jugé trop apparent) et, bien souvent, dépouillés d’éléments qui leur semblaient superflus (parures ou autres compléments en matériaux divers dont les bois sculptés sont fréquemment pourvus) : « Réalistes, leurs scrupules attentifs sont ceux de constructeurs jaloux d’ordonner un ensemble, une harmonie de rapports. Tout ce qui est accessoire dans ces ouvrages peut disparaître, dévoré par le temps ou sacrifié au goût, à la pudeur, voire à la barbarie de l’Européen. L’ensemble n’en est pas diminué ; l’harmonie préméditée est sauve. »

Une statue qui incarne un génie ou, à tout le moins, le « réceptacle d’un esprit » ne peut que revêtir une ‘’apparence de chose en soi’’ au lieu de se présenter comme une création ordinaire, comme le produit de l’âme humaine. Cet impératif mystique a les mêmes conséquences pour les parties que pour le tout, et c’est cela qui explique le vocabulaire expressif lié aux formes de l’anatomie. Quant à leur intégration, elle s’opère en fonction de la nécessité de donner à l’ensemble une forme baroque et sensationnelle qui lui confère sa réalité propre. Raison pour laquelle, les modes de figuration ou de construction des œuvres africaines échappent au naturalisme, comme à la prolifération de l’accessoire au détriment de l’essentiel. Empreintes d’un rythme puissant, ces créations représentent des modèles de rigueurs en ce sens que rien ne paraît y répondre au seul désir de plaire ou de faire étalage d’habileté. Ces œuvres dont les auteurs n’ont pas cherché à faire ressemblant, mais seulement à permettre aux motifs saisis d’être là, possèdent la qualité souveraine de ‘’plus vrai que le vrai’’, cette sorte de présence réelle dont est doué le substitut plus consistant et signifiant qu’un simple double ou reflet. Elles expriment un art visant moins à décrire qu’à instaurer des réalités et qui, dédaigneux des maniérismes et des virtuosités, exige l’établissement, entre les diverses parties de la composition, des connexions signifiées indépendantes des connexions d’ordre logique dues à ce que la chose figurée présente par elle-même une unité (personnage, par exemple, ou motif quelconque qui a été saisi comme un tout isolable). De cette façon, l’un des objectifs majeurs est l’organisation cohérente et vivante des formes, soit leur liaison par analogie ou par contraste, leur équilibre et leur assujettissement à un rythme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



28/02/2015
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